Sleepy Hollow. Charmante et paisible bourgade d'architecture victorienne, éloignée de tout. Adossée à une montagne, dans le creux verdoyant d'une modeste vallée. De nombreux champs et des familles de petites noblesses pour louer ces terres.

C'est dans cette petite ville qu'Ichabod Crane est né et a grandi. Sir Ichabod Crane, pour les habitants de Sleepy Hollow. Héritier d'une des trois familles les plus influentes de la ville, respecté pour son titre de sang mais aussi pour sa gentillesse et sa courtoisie. Un gentil garçon. Voilà ce qu'il était. Très dévoué à sa famille et à leurs terres, il n'hésitait jamais à mettre la main à la pâte pour rendre ces champs fertiles et pour les récoltes. Bien sûr, cela rendait son père furieux. Il avait un avis bien arrêté sur la vie qu'il voulait pour son fils. Et ce n'était certainement pas celle d'un garçon de ferme. Il souhaitait faire de lui un homme important, le plus influent de la ville, et surtout, le marier à la belle Katrina Van Tassel, unique demoiselle de bonne famille de tout Sleepy Hollow. Le meilleur parti, en somme. Déjà convoitée par le fils unique de troisième famille de noble, les Van Brunt. En vérité, le père ignorait que depuis sa plus prime enfance, Ichabod vouait un amour timide mais profond à la belle. En fait, depuis le début de leur adolescence, les deux jeunes gens partageaient une relation secrète. Pourquoi se cachaient-ils ? Personne ne le sut jamais. Peut-être était-ce le sentiment d'être seuls au monde, d'avoir un secret, un mystère.

Secret qui dura jusqu'à la dix-septième année du jeune homme puisque c'est cette relation qui lui valut son changement radical de vie. Il ne sut jamais comment les Van Brunt eurent vent de cette idylle, mais peu importait. Le résultat fut le même. Il ne sut pas non plus de quelle façon ils étaient parvenus à mettre en place et lancer cette malédiction. Encore une fois... Etait-ce finalement important ?

Une malédiction, oui. Car tel fut sa vie à partir de cet instant. Aujourd’hui encore, il ignore totalement comment et pourquoi il s’est transformé si rapidement en un spectre. Un cavalier sans tête, monté fièrement sur un destrier aussi sombre et sans pitié que l’homme qu’il était à présent. La première nuit qu’il passa sous la forme du Cavalier, il assassinat la totalité de la famille Van Brunt. Par vengeance ? Non. Tout simplement parce qu’ils avaient été là et qu’ils étaient vivants. Désormais, l’homme si doux, aimant et prévenant qu’il avait pu être durant les dix-sept premières années de sa vie n’était plus. Un homme cruel, assoiffé de sang et sans pitié l’avait remplacé. Un spectre de la mort. Sur son destrier de terreur. Un cavalier sans tête. Sans tête et sans cœur. Gelé jusqu’au plus profond de son être. Il failli même blesser la femme qu’il aimait. La douce, fragile et si jolie Katrina. Plus jeune que lui. Si belle, si frêle, si pure. Nul ne saura jamais comment ni pourquoi son épée effritée s’arrêta ce soir-là, alors qu’il avait égorgé sans scrupule, remord, ni hésitation la totalité du village de Sleepy Hollow. Nul ne saura jamais si c’est l’amour qu’il lui vouait de son vivant, ou simplement une clause de la malédiction. Il épargna la belle Katrina avant de s’enfuir dans les montagnes, la laissant seule. Dans une mare de sang. Celui de toute sa famille. De ses amis. Des personnes qu’elle avait toujours connues. Seule.

Ichabod erra pendant de nombreux mois, peut-être même de nombreuses années sous l’unique forme d’un spectre sans tête. Au fil du temps, il avait fini par perdre toute notion du temps et de la réalité. Il errait, il massacrait, il torturait. Il était craint, chassé, traqué de tous. Mais personne ne mis jamais la main sur lui. Comment auraient-ils pu ? Il était aussi furtif, aussi insaisissable que de la fumée. Il vous glissait entre les mains en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Finalement, il finit par ne plus avoir conscience du tout d’avoir été un être humain. Il était le Cavalier, cet être de terreur, cet être sanguinaire, cet être cruel et froid. Seul dans les ténèbres, mais c’était devenu sa vie. Il ne s’en étonnait plus, il s’en était accommodé. Avait-il vraiment eu le choix, de toute manière ? Désormais, la route était sa vie. Il voyageait, ne faisait que ça. Il le devait. Rester trop longtemps au même endroit ne lui était que plus dangereux encore, bien qu’il ne craignait ni la mort ni les mortels. Mais cela faisait toujours du bruit, lorsqu’il s’attardait plus longtemps que de raison au même endroit. Les gens effrayés, les gardes terrorisés mais hardis, tous semblaient s’unir pour éloigner le cavalier. Pouvait-on les en blâmer ? Paradoxalement et inconsciemment, Ichabod aimait pourtant rester un peu plus longtemps au même endroit. Cela lui donnait l’illusion de retrouver un fragment de sa vie passée qui lui restait malgré tout dans le cœur, comme un rêve, un souvenir de bonheur, même si tout finissait la plupart du temps en un carnage sans nom, un bain de sang et de têtes coupées.

Il ne sut pas exactement combien de temps il s’était écoulé depuis qu’il avait banni le reste de son humanité, lorsqu’il eut vent de certaines rumeurs à propos d’un puissant sorcier russe. Craint et puissant, comme l’était Ichabod. Ou du moins... Comme l’était le cavalier. Car il était devenu une autre personne. Cet homme si prévenant, si gentil et dévoué. Cet homme galant, attentionné et doux n’était plus. A la place, une bête avide de sang, assoiffée de vengeance et apportant la terreur sur son sillage avait pris possession de lui. Le prix à payer pour une injustice aussi immense et cruelle que cette affreuse malédiction. Aujourd’hui encore, et bien qu’il ne regrette que peu son choix, il ne saurait dire pour quelle raison il a cherché à entrer en contact avec ce sorcier. Il ignore pour quelle raison il l’a contacté, ignore d’avantage la raison de sa requête. Car son cœur avait été gelé depuis des années. Et pourtant, ce même cœur lui criait de rencontrer ce sorcier. De lui parler. De le supplier de faire de lui ce qu’il était par le passé. Idiot. Stupide. Ridicule. Il avait causé tant de mal, tant de malheur et tant de chagrin. S’imaginait-il pouvoir effacer tout cela par un simple contre sort ? Ses rêves ne risquaient-ils pas d’être hantés chaque nuit par le souvenir si sanglant de tout le mal qu’il avait pu commettre ? Et Katrina… Si douce, si gentille, si jolie Katrina, s’imaginait-il qu’elle serait en mesure de lui pardonner tout le mal qu’il lui avait fait ? La vision si horrible du sang de sa famille et de ses proches autour d’elle, l’odeur pestilentielle de corps en état de putréfaction, et sa vie désormais triste et seule ? Avait-elle seulement survécu à tout cela ? Elle était si fragile, la belle Katrina. N’avait-elle pas préféré mettre fin à ses jours plutôt que de passer ceux qui lui restaient seule ? Avait-elle seulement envie de le revoir ? Ne préférait-elle pas oublier tout de son ancien amour ? Cet amour qui l’avait consumé, qui l’avait faite rire, qui l’avait tant aimé à l’abri des regards, dans la grange de ses parents. Ne souhaitait-elle finalement pas l’oublier ? Qu’il n’ait jamais existé, comme un cauchemar, un affreux cauchemar dont on est prisonnier ?

La raison avait finalement perdu la face contre le désir du cœur. Car oui, ce matin-là, c’était bel et bien son cœur qui le poussa dans les recoins froids et humides de la Russie. Malgré ses précautions, il ne passa évidemment pas inaperçu, et causa quelque peu la panique dans les rues. Mais la populace de Russie cessa de le poursuivre lorsqu’elle s’aperçu qu’il se dirigeait vers l’homme le plus craint du pays. Raspoutine. Car tel était son nom. Raspoutine. Un nom qui bourdonne désormais chaque jour aux oreilles d’Ichabod. Raspoutine. Le sorcier de la cour impériale.

Une requête. Un désir. Un contre sort. Un deal. Douze heures de vie, douze heures de mort. Douze heures de servitude. Un bon marché ? Ichabod se le demande encore, aujourd’hui. Ce fut toutefois le marché qu’il conclut avec Raspoutine. Il lui rendrait sa forme humaine pendant les douze heures de jour, et, en contrepartie, il aurait tout contrôle sur la forme spectrale du cavalier pendant les douze heures de nuit. Un talisman, un tatouage. Le signe d’une éternité de servitude. Car s’il venait à mourir sous sa forme humaine, la forme spectrale d’Ichabod reprendrait ses droits. Pour toujours, et sous le contrôle du sorcier russe. En vérité, ce marché avantageait surtout Raspoutine. Avoir un spectre de cavalier sans tête sanguinaire à sa merci, c’est la meilleure arme au monde. Mais, Ichabod su tout de même apprécier la partie du marché qui refit de lui un être humain. Enfin, il marchait sur ses jambes. Il retrouvait sa peau douce et claire qui avait si longtemps été cachée sous une armure épaisse. Il retrouvait sa tête, bien sûr, et ses cheveux soyeux. Lorsque Raspoutine lança son contre sort, et qu’Ichabod se redécouvrit, il ne put s’empêcher d’esquisser un large sourire et de sentir les larmes lui monter aux yeux. Il était totalement nu, mais il n’en n’avait cure. Au contraire, il avait si longtemps dû renoncer à ce corps ci. Il était tellement heureux de pouvoir le retrouver, si heureux de constater que sa personnalité d’avant, ses souvenirs et ses sentiments étaient toujours présents.

Bien sûr, il ignorait encore que la vie était la seule partie de joie qu’il pouvait éprouver. Oh, il s’en doutait en acceptant le marché de Raspoutine, mais le soir même il découvrit qu’il n’avait pas fini de semer la terreur sous la forme d’un spectre. Bien sûr, avant qu’il ne soit sous l’emprise de Raspoutine, il semait déjà la terreur partout, mais cette fois ci, c’était différent. Il avait pleinement conscience de ses actes, mais ils ne lui appartenaient plus. Son épée servait désormais Raspoutine. Son maître. Son seigneur. Car, même s’il l’obligeait à commettre des atrocités pour son compte, au fil du temps Ichabod fini par se prendre de sympathie pour son bourreau. Après tout, il lui avait offert une seconde chance. Demie chance, certes, mais il lui avait rendu quelque chose qu’Ichabod n’aurait jamais pensé retrouver un jour. Son humanité. Sa compassion. Son amour. Ses sentiments. La nuit, il était asservi, le spectre de la mort envoyé par Raspoutine aux quatre coins du monde. Et le jour, il était fidèle à cet homme. Il l’appréciait, il le respectait. Il pouvait fuir, bien sûr, mais il ne le fit jamais. En fait, il l’aimait autant qu’il le haïssait de se servir ainsi de lui. Une relation ambigüe mais pas moins conflictuelle était née entre ces deux-là. Car oui, c’était de son propre chef qu’il décida de s’installer auprès de Raspoutine. Il aurait tout aussi bien pu s’en aller au loin, retourner à Sleepy Hollow, ou ailleurs même. La magie était fascinante, peu importait l’endroit où il se trouvait sous forme humaine, peu importait l’endroit où Raspoutine décidait de l’envoyer durant la nuit, au petit matin il retrouvait toujours l’endroit qu’il avait quitté douze heures plus tôt. Toujours totalement nu, mais il s’en était accommodé avec le temps, il avait appris à prévoir ses transformations.  

Finalement, le temps passa bien vite. Ichabod s’était habitué à cette demie vie, il s’était même habitué à n’être que la marionnette de Raspoutine. Et pourtant. La fatalité. Voilà ce qui allait changer une fois de plus sa vie, ses espoirs, ses rêves. Malgré ses sentiments pour son Seigneur, plus le temps passait, et plus Ichabod souhaitait retrouver Katrina. C’était surement idiot, elle n’avait surement pas envie de revoir celui qui apporta tant de malheur dans sa vie. Mais plus les jours passaient, plus la partie humaine d’Ichabod réveillait ses désirs de revoir cette femme qu’il aimait tant. Bien sûr, il avait changé. Avec le temps, son tempérament instable avait pris le pas sur sa personnalité humaine. Il était devenu lunatique, bipolaire, même. Pourtant, certains sentiments et certaines actions n’étaient pas au bon endroit. Il arrivait que, sous sa forme humaine, il soit pris d’une violente envie de tuer, de voir du sang couler. Quel genre de bête était-il devenu ? Un jour, peut-être, trouvera-t-il la réponse.

Contre toute attente, c’était Raspoutine qui s’assurait que son humanité ne disparaisse pas. C’était étrange, curieux même. Après tout, Ichabod ne lui était d’aucune utilité de son vivant, il aurait été plus logique qu’il laisse la bête dévorer le restant de son âme. Et pourtant, il veillait. Il veillait sur lui, il veillait sur son humanité. D’ailleurs, ça ne fit qu’accentuer les sentiments que pouvait avoir Ichabod pour son seigneur. Sentiments étranges, inconnus. Un subtile mélange de rancune, d’exaspération, de fascination, de haine et pourtant habilement mélangé à des sentiments positifs certains. Il préférait éviter de penser à cela, mais il avait l’impression que plus le temps passait, plus il s’attachait à Raspoutine. Plus que de raison. C’est d’ailleurs probablement la raison qui le poussa à s’éloigner de lui. Il prit la route, une si longue route pour retourner à Sleepy Hollow. Pour retrouver la femme qu’il aimait. Lui expliquer. Implorer son pardon.

Hélas… Il n’arriva jamais à destination. Il était encore sur la route lorsqu’une étrange brume violette s’abattit sur toute la contrée. Epaisse, opaque, oppressante fumée violette. Et puis, un malaise. Une sensation désagréable de chute. Une douleur violente et aigue dans tout son corps. Impossible de bouger. Impossible de crier. Impossible de respirer, presque. Ses membres paralysés, tiraillés par la sensation de mille pointes le poignardant de partout. L’impression qu’une force cherchait à l’emporter tandis qu’une autre le retenait fermement sur place. Ses muscles, crispés. Ses nerfs, paralysés. La mort. C’était ce qu’il pensait. L’heure de sa mort. Et puis, une délivrance. Un évanouissement, un soulagement. La fumée était partie. Mais lorsqu’Ichabod ouvrit les yeux, il n’était plus dans les montagnes. Il était allongé au beau milieu de la place pavée d’une ville qu’il ne connaissait pas. Le tatouage qu’il portait à l’épaule, symbole de son asservissement lui brulait la chair. C’était la première fois qu’une chose pareille lui arrivait. Qu’avait-il bien pu se passer ? Cette brume violette, qu’était-ce ? Et puis cet endroit… Où se trouvait-il ? Il fut tiré de ses pensées par un homme qui s’avançait. Lui. C’était lui. Son maître, son seigneur, son bourreau. Comment avait-il bien pu l’amener de cette manière à lui ? Cette brume violette, était-ce un de ses sortilèges ? L’impulsivité d’Ichabod le fit sortir de ses gonds, il se releva en un sursaut et plaqua Raspoutine au sol, la main bien serrée sur la gorge. Il voyait rouge. Pourquoi avait il fait ça ? Pourquoi l’avait-il ramené à lui ? Tout ce voyage, toute cette marche, tous ces espoirs pour rien ? Il n’avait en aucun cas le droit d’agir de la sorte. C’était la journée. Il n’avait pas le droit de décider à sa place pendant la journée.

Ichabod était fou de rage. Il serrait, serrait tellement la gorge de Raspoutine qu’il avait l’impression de le tuer. Son visage était déformé par la haine. Par la soif de sang, par l’envie irrésistible de le voir mourir à cet instant, sous ses yeux. Il venait de gâcher sa vie. Il ne savait pas où il se trouvait, il ne pourrait jamais retrouver le chemin pour rejoindre Sleepy Hollow. Bien sûr, il ignorait si Katrina serait encore là-bas, mais c’était la seule piste qu’il avait pour la retrouver. Et Raspoutine venait de le lui enlever. Et puis, une illumination. Un flash blanc. Une lueur dans son esprit. Un pressentiment. Il desserra son étreinte et se releva, avant de tendre la main à son maître. Il eut bien du mal à croire les explications qu’il lui donna ensuite. Il lui parla de la malédiction qu’avait lancée la méchante reine. Cette brume violette, c’était donc cela. Il lui expliqua que cette malédiction consistait à envoyer dans un autre monde les personnes de cet univers. Lui expliqua comment il avait été immunisé contre ce voyage, et comment le lien qu’il avait avec le cavalier avait empêché Ichabod de partir également. Ce tiraillement, cette impression de mourir, c’était donc cela.

Katrina avait donc été envoyée dans un autre monde. Et Raspoutine était responsable du fait qu’Ichabod ne pourrait plus la retrouver. S’ils n’avaient pas été liés, il aurait été envoyé là-bas, lui aussi. Il aurait pu retrouver sa dulcinée. Une rancœur encore plus tenace tirailla les entrailles d’Ichabod. Plus tard, il apprit que Raspoutine souhaitait se rendre dans ce fameux monde pour achever son œuvre contre la famille impériale russe. Ichabod vit là une très bonne façon de s’y rendre également. Mais il a bien sur des intentions cachées. Tues à son maître. Lorsqu’il apprit que dans ce monde, la magie n’existait pas, il eut une lueur d’espoir. La fin de sa malédiction. La fin de son asservissement. Et si cet univers ne le coupait pas de Raspoutine, un baiser d’amour véritable pourrait l’en défaire pour toujours…