Locksley. Naître dans ce domaine, unique héritier, Robin de Locksley. On aurait aisément pu croire que cela m’apporterait richesse et gloire, malgré le funeste sort de ma mère, emportée par un froid particulièrement virulent et agressif qui la rendit malade, quelques mois après mes deux ans. Comment aurait-il pu en être autrement ? Choyé par mon père, malgré l’absence d’une figure maternelle dans ma vie, avec un ami dont la loyauté était indéfectible en mon cousin Guy de Gisbourne… Mon père qui, en plus de m’inculquer ses valeurs de respect, m’apprenait à tirer à l’arc sitôt que j’étais en âge de le faire.

Vraiment, qu’aurait-pu demander de plus l’héritier de Locksley ? Rien, diront beaucoup. Ceux-là même qui diront que je ne peux ressentir le manque de ma mère car j’étais trop petit pour ne serait-ce que m’en souvenir. Mais j’y ai longuement pensé. Mon amour pour elle a persisté, grâce à mon père, et tout ce qu’il me comptait à son sujet. Grâce aux traces, nombreuses, de sa présente dans notre demeure. Grâce à la douceur avec laquelle elle avait pris soin de moi, jeune.

Pourtant, je crois que je ne grandis pas trop mal. Je devins un enfant, qui profitait de l’insouciance de son âge, grâce à son enfance dorée. Un enfant qui riait, aimait, jouait, avec un peu trop d’ardeur. Un enfant chez qui la bonté d’âme a toujours été – que ça soit quand il se prenait d’amitié pour un serviteur, pour un enfant dont on se moquait, ou lorsqu’il secourait une famille de hérisson de la noyade… Un enfant que beaucoup vénéraient pour sa joie de vivre, sa générosité, sa douceur.

Si je récupérais du gibier quand j’allais m’entraîner à tirer à l’arc, je le distribuais aux familles les plus démunies en rentrant chez moi. Si je trouvais des brigands sur le chemin, en train de commettre un quelconque méfait ? Une flèche se logeait entre leurs doigts, pour les faire déguerpir. Si je trouvais un animal blessé en souffrance ? Un coup rapide de dague, et la douleur n’était plus.

Ma vie fut faite de plaisirs simples, avec Guy à mes côtés, jusqu’à l’arrivée de Marianne. La promise de Guy. Cette pensée m’était, à l’époque, une grande source d’hilarité. Pauvre Guy ! Emprisonné, destiné à épouser une princesse probablement empotée, sans aucun humour, et fade. Quelle raison aurait-on de la promettre à un lointain noble, si ce n’est cela ? Personne ne devait vouloir d’elle, dans sa contrée d’origine.

Je mis longtemps à me défaire de mes préjugés à son égard – principalement par orgueil, je l’admets bien volontiers. Que pouvait donc avoir de bon une précieuse princesse, éduquée comme telle, et se prenant surement pour bien plus qu’elle ne l’était ? Marianne a du prendre ombrage de mes moqueries et de ma distance, bien que mes barrières tombent rapidement, tellement nous étions similaires.

Est-ce cela qui nous a rapprochés, ou son charme, sa beauté, sa grandiloquence ? Je ne saurai le dire, mais notre histoire commune, tous deux privés d’une mère, et elle de famille proche, était comme une passerelle d’elle à moi. Quand Guy et moi nous sommes éloignés ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Ma seule certitude est que Marianne n’y est pas étrangère. Il n’a jamais accepté, n’acceptera jamais, l’amour qui nous unit. J’ai mis longtemps avant de m’avouer que j’aimais Marianne. Par pudeur ? Certainement pas. Par volonté de ne pas m’approprier ce qui était à un autre ? De toute évidence. Je ne pouvais briser le bonheur à venir de Guy et de Marianne – comment aurait-ils, l’un comme l’autre, put souhaiter mettre fin à l’engagement entre eux, qui n’était qu’une aubaine pour eux ? Marianne était parfaite pour Guy, et elle n’aurait pu trouver mieux que lui : charmant, élégant, serviable, gentlemen…

Que les apparences sont trompeuses. La tour d’ivoire dans laquelle j’avais toujours vécu se brisa, alors qu’âgé de dix sept ans, tout ce que je connaissais bascula. Jamais je n’aurai cru le Prince Jean capable de mettre à exécution le fruit de sa cupidité, pour évincer le Roi Richard. Jamais je n’aurai cru les Gisbourne prêts à trahir leurs rois, jamais je n’aurai cru Guy capable de si vilaines bassesses. Le chasseur de primes en lui a pris le dessus sur le jeune homme aimable et rieur que j’avais connu. Et je n’avais encore rien vu…

Mon monde s’effondra, quand mon père fut soumis à la peine de mort, pour avoir osé lever la voix contre l’usurpateur. Ce fut la fin de l’entente qui me liait à Guy, déjà effilochée à cause de notre relation mutuelle avec Marianne. Son sourire carnassier, satisfait, ne m’avait pas échappé. Il a précipité ma déchéance, en me privant de mes terres, mais il a précipité son malheur… Si les choses s’étaient passées différemment, Marianne aurait surement été sienne.

Si les choses s’étaient passées différemment, je ne serai pas devenu hors la loi, Marianne n’aurait jamais eu à manier les armes réellement, bien que je lui ai appris. Jamais elle ne serait partie en croisade auprès de mes compagnons et de moi, pour voler aux riches et restituer aux pauvres. Jamais elle ne se serait opposée au Prince Jean, à Guy, et leurs sbires. Robin de Locksley n’était plus, Robin des Bois prenait sa place.

Jamais Robin de Locksley n’aurait avoué son amour à la belle Marianne, jamais il ne se serait fiancé avec elle. Aussi surement que Robin de Locksley disparaissait, je devenais Robin des Bois sans qui jamais je n’aurai eu à subir la douleur de voir notre enfant mort avant même de naître, mort avant même d’avoir eu la chance de vivre. Jamais je n’aurai levé la main sur elle non plus, jamais je ne l’aurai giflée, quand elle m’a menacé de rejoindre la couche de Guy, avant que nous soyons ensemble, si je ne l’autorisais pas à rester avec nous à Sherwood, en tant qu’hors la loi.

Et pourtant… Elle fut la compagne la plus fidèle, la plus appliquée, la plus zélée qu’il me fut donné d’avoir. Elle n’était pas toujours première, mais elle était toujours présente, effectuait ses tâches mieux que quiconque, appliquée et soucieuse de bien faire. Je n’eus jamais à me plaindre de l’avoir écoutée et acceptée, même si je la ménageais en ne lui confiant pas de tâche trop risquée, à son insu.

Et pourtant… Elle n’est plus là. Je suis seul, et son absence me rend fou. Tout ce que je peux espérer, c’est que Guy ne soit pas à ses côtés. Je l’espère. Il est malveillant, et il prendrait avantage de la situation. Elle n’est pas la seule à avoir disparu. Cupidon, mon plus fidèle ami, je prie chaque jour pour que tu sois à ses côtés, et la protège. Si notre amitié a un sens, alors fais ça pour moi. Nous n’avons peut-être pas été amis de suite, la compagnie de ton frère m’étant plus agréable en premier lieu, mais je sais que je peux compter sur moi, comme tu as pu compter sur moi pour t’apprendre à tirer à l’arc aussi bien que ta famille.

J’ai toujours pu compter sur toi, aussi bien que tu as pu compter sur moi, alors je t’en prie, protège la, si tu es avec elle. Quant à moi… Je n’aurai de cesse de vous retrouver, j’en fais le serment.

Vingt-huit ans. Vingt-huit longues années, à revivre chaque jour la même chose. Vingt-huit longues années, à arpenter les terres de notre monde, à votre recherche. Vingt-huit longues années, à apprendre que de plus en plus de vous sont portés disparus. Vingt-huit longues années à fuir la monotonie de la forêt de Sherwood, où je me suis retrouvé seul sans mes compagnons. Vingt-huit interminables années, à errer sans but, si ce n’est de savoir où tu te trouvais. Vingt-huit infinies années, à naviguer entre la colère et la douleur de la perte, reprochant à Marianne de t’avoir abandonné après la perte de votre enfant, et entre la peur du sort qu’elle a subi, conscient qu’elle ne serait jamais partie de son plein gré, même aussi vulnérable et blessée par sa fausse couche qu’elle l’était. Vingt huit années égrenées lentement, bien trop lentement, à osciller entre la lucidité et la perte de raison, qui t’appelait, tellement plus réconfortante, tellement moins terrifiante que l’affrontement entre toi et ta peine, toi et ta douleur. Vingt-huit longues années, à errer dans un passé qui te semble si proche, et si distant. Vingt-huit interminables années à perdre pied, mais à continuer, poussé par l’amour et la haine, l’incompréhension et la conviction qu’un jour, tu finiras par les retrouver. Vingt-huit interminables années à te laisser caresser et cajoler par la noirceur, qui prend le pas sur toi, repoussée périodiquement par ta bonté d’âme. Vingt-huit années qui t’ont façonné froid et dur, sans que tu ne t’en rendes compte, et sans que tu ne renonces à celui que tu es, généreux, aimant, tendre, aimé. Vingt huit années à faire de toi un paradoxe déboussolé, qui peine à trouver sa place.