Deux sœurs inséparables, belles comme la rose et la fleur de lotus.
Enfants, l'amour qu'elles se portaient était si fort que tout leur semblait fade, insipide, sans valeur. À leurs yeux, il n'y avait que leur vie et leur santé qui importaient ; si Janghwa tombait malade, Hongryun l'était aussi.
Cette histoire aurait pu s'arrêter là, et j'aurai pu ne conter que le bonheur des gamines. Mais leur mère rendit son dernier souffle, une journée pluvieuse de printemps.
La plus jeune, Janghwa sanglota toute la nuit et Hongryun, songeant qu'il était intolérable de l'entendre pleurer, se promit de ne pas céder au chagrin et de tout faire pour consoler sa sœur.
« Nous sommes ensembles, c'est tout ce qui compte, petite sœur. » répétait-elle en passant les doigts dans ses cheveux noirs
Janghwa cessa de pleurer – elle était la plus douce, la plus fragile et la plus sensible.
Hongryun avait hérité du sombre et fort caractère de sa mère et elle croyait déjà tout savoir de la vie, de la mort et de la cruauté des hommes. Mais peut-on vraiment tout savoir de cela ?

La tristesse des deux sœurs n'étaient rien comparée à celle du père. Il se remaria, seulement, il n'oublia jamais complètement sa femme. Peut être était-ce cela qui mena la belle-mère à haïr ses filles ? Ou peut-être était-elle simplement cruelle ? L'histoire nous dit juste que, même avec la naissance d'un fils, il ne l'aima jamais vraiment.
Vint la vengeance et l'espoir.
Elle souhaita qu'il oublie son épouse décédée à travers la mort de ses filles. Alors, une nuit, elle dépeça soigneusement un rat et attendit que Janghwa s'endorme, pour aller le placer entre ses couvertures. Fausse couche. Mensonges. Dès l'aube, la pauvre famille se déchira et souillée par les actes et les paroles de sa belle-mère, Janghwa fut exilée chez des cousins.
Rongée par la honte, la pauvre jeune fille se jeta dans un lac.
Hongryun ne s'en remit jamais. Dans sa poitrine, son cœur enfla de rage, de désespoir et se noircit, comme une nécrose précoce. Elle ne crut aucunes des accusations que l'on portait à sa sœur. Et encore moins les mots qui sortaient de la bouche de sa belle-mère. Se cachant pour pleurer sa mort, Hongryun pensait à sa vengeance. Oui, elle voulait venger sa sœur.
Mais Janghwa semblait déjà savoir comment rétablir la vérité. Debout, devant elle, sa robe dégoulinante d'eau et les yeux fous, son esprit lui apparut pendant la nuit et lui conta son histoire.

« Que s'est-il vraiment passé ? Avec ma sœur, interrogea Hongryun dans un murmure.
– Tu le sais bien. Elle a fait une fausse couche. Elle a porté le déshonneur sur la famille. Ton père a voulu l'éloigner chez une tante, mais tu sais comment elle est ; trop fragile d'esprit, elle n'a pas supporté. Pourquoi ? Ne me dis pas que tu es enceinte, toi aussi !
– Non. Non. Je ne suis pas enceinte. Et elle ne l'était pas. Jangwha me l'aurait dit. »

Et avant de subir les colères de sa belle-mère, Hongryun s'enfuit dehors.
Elle courut, suivant les traces de Jangwha, suivant les folles idées qui la prenaient, jusqu'à trouver le lac où reposait sa sœur. Elle hurla son nom, pleura sa mort, honora sa mémoire en déposant quelques gerbes de fleurs sur l'eau. Ses doigts effleuraient un lotus à la surface – cette plante qui lui avait donné son nom – quand elle sentit les mains de sa sœur lui tremper les cheveux.

« Oh. Jangwha. »

Hongryun enlaça ce spectre pâle et malade, fait de chair putréfiée, d'os poussiéreux et de vengeance inéluctable. Sa sœur. Était-elle encore Jangwha lorsqu'elle embrassa son front ? Elle s'en foutait royalement. Jangwha était là, entre ses bras, mais elle comprit bientôt que si elle souhaitait de nouveau ses caresses, il faudrait passer le rideau mince qui la séparait de la mort. Sa dévotion était sans failles. S'immergeant un peu plus à chaque pas, Hongryun était déterminée à la rejoindre.

« J'arrive, Jangwha. J'arrive. Attends moi ! »

La main de sa sœur se referma sur la sienne.
Jusqu'à ce que le souffle lui manque.
Jusqu'à ce que l'eau emplisse ses poumons.
Une dernière myriade de bulle ébranla la surface lisse de l'eau. Cadavres enlacés.

Personne ne sut ce qui était advenu de Hongryun, mais dans les campagnes, on murmurait qu'elle avait tenté de retrouver sa sœur. Mais nous, nous savons qu'elle ne l'avait pas seulement tenté : elle avait réussi.

Un long moment, les gouverneurs de la région semblèrent maudits.
Ils hurlaient qu'ils voyaient des esprits, ils devenaient fous, ils se suicidaient.
Vint le savoir et l'intelligence.
Cet homme eut le courage d'affronter la colère des deux sœurs et, après l'avoir réveillé en pleine nuit, elles lui contèrent leur histoire, le supplièrent de rétablir la vérité comme l'eût voulu Hongryun. Il convoqua leur père et leur belle-mère le plus tôt possible. Elle avait conservé le drap. Le rat mort ne lui éveilla aucun soupçon et il les laissa repartir, pensant qu'il n'avait fait que rêver. Mais les deux jeunes filles revinrent le hanter.

« Si comme les autres, vous ne perdez pas la tête en nous voyant, alors nous vous tuerons de nos mains ! Examinez le rat de plus près. Rappelez notre belle-mère. »

Les menaces ne servirent à rien. Il était un bon gouverneur, et venger ses deux gamines pour leur apporter la paix était son devoir. Le drap en mains, il s'aperçut finalement que ce n'était qu'un rat. La belle-mère fut exécutée, ainsi que son fils ; seul le père fut relâché.

Il trouva le lac, et à sa surface, ses deux filles qui flottaient. Elles se tenaient côte à côte, bercée par le mouvement de l'eau, la peau fraîche et les yeux clos, comme si la mort n'avait pu affecter leur joliesse. Comme si elles dormaient. Il les enterra lui-même, se condamnant à la solitude et maudissant sa propre folie.

Ainsi pourrait s'achever ce conte. Un homme seul, qui perdit sa femme et ses deux filles.
Mais il se maria une troisième fois, avec une femme dont la bonté était l'égal de sa beauté. Ses rêves furent hantés par ses deux filles, magnifiques et souriantes au milieu de l'eau.

« Papa. Nous allons revenir. » chuchotaient-elles entre deux éclats de rire

À son réveil, il pleura de nouveau face à ce souvenir douloureux. Son épouse l'embrassa sur la joue et, vantant l'élégance des fleurs, déposa entre ses mains tremblantes une rose et un lotus.
Neuf mois plus tard, elle mit au monde des jumelles, deux bébés dont les grands yeux rieurs trahissaient leur identité. Ce ne fut qu'au fil du temps qu'on remarqua leur ressemblance frappante avec les deux disparues, mais dès leur naissance, leur père sut tout de suite qui elles étaient : Jangwha et Hongryun.

Un salon vieillot et démodé, aux murs tapissés de grosses fleurs écœurantes. Les fauteuils pousiéreux sentent l'humidité, mais le caractère des lieux rend la pièce hypnotisante. Ici, le temps semble s'être arrêté. Tic tac, tic tac, la pendule chante.

La jeune femme près de la cheminée croise élégamment les jambes avec un sourire énigmatique.

« Asseyez-vous, n'ayez pas peur. J'ai pensé que la maison de ma grand-mère était un endroit plus sympa. L'ambiance est plus... plus comme moi. C'est ici que j'ai grandi. Voilà. Eh bien, commençons par le commencement. Je m'appelle donc Daphné Carmilla Lynch, et je suis née à Providence, vous savez, la même ville où est né ce cher Lovecraft (La fumée de sa cigarette se mêle aux volutes que crachent sa tasse à café.) Enfin, c'est ce qui est marqué sur les papiers d'adoption. Rien d'autre. Accouchement sous X, peut être, ou une connerie dans le genre. En tout cas, une charmante dame, Miz Aberline, m'a recueillie et amenée ici. »

Une voix surgit des entrailles d'une cuisine attenante.

« C'est ma fille qui l'a adoptée, et elle est morte en Nouvelle-Orléans ! Noyée dans les marécages, on m'a dit ! »

Daphné hausse les épaules avant d'écraser son mégot dans le cendrier en cristal, qui trône au milieu des tasses et des biscuits.

« Ouais. Enfin, tu sais Mémé, je l'ai pas vraiment connue, ton Elisanne. Donc, voilà comment je suis arrivée ici. Peut être pouvons nous continuer sur quelque chose d'autre ? Comme l'écriture ? J'ai commencé à écrire très tôt des écrits horrifiques. Je me suis rendue compte très vite que c'était de la merde. Alors je suis passée par une intense période de poésie dont je suis sortie récemment. Maintenant, j'écris autant de nouvelles que de poèmes, même s'il faut avouer qu'on me connaît plus pour la poésie. À croire que j'écris encore de la merde. Cette passion, je ne sais pas d'où elle vient. (La voix chevrotante surgit de nouveau, juse pour appuyer cette phrase d'un J'aurai aimé qu'elle soit médecin !) On dit que j'ai du talent. Ça me fait plaisir. Bon, ce qui me fait surtout plaisir, c'est d'avoir les liasses de billet dans ma poche après une bonne critique – oui, parce que, même si je vends des livres, et que je pourrais très bien ne pas travailler, j'aime bien m'occuper à défoncer mes collègues. Ou les encourager. Plutôt les encourager. On est comme ça, avec mes amis. On est... gentil. »

Elle fronce le nez à ce mot, mais un sourire vient de nouveau montrer l'éclat de ses dents.

« Je sais pourquoi vous êtes là. Pour l'histoire des contes. Oui, je sais qui je suis. Eh oui, j'en suis un. Vous ne connaissez peut être pas ce conte coréen, Janghwa et Hongryun, mais moi, je sais que j'ai une sœur, quelque part, et que je ferais tout pour la retrouver. Absolument tout. »