Mon histoire était toute tracée. Mon père était gardien de bœufs dans un petit village et c'était tout naturellement que je devais prendre sa suite. Durant mon enfance, mon travail était simple : mener paître un bœuf de labour dans les montagnes, là où l'herbe état abondante. Pendant que l'animal profitait de ce court instant de liberté, je m'entraînais longuement au tir à l'arc, une discipline que j'appréciais tout particulièrement. Je profitais également de cette solitude pour jouer de la flûte. Bref, j'aimais cette vie simple  et tranquille. Elle me convenait. Je n'étais pas vide d'aventure comme certains de mes camarades, je ne recherchais pas le danger à tout instant... Non, j'étais juste La Yuesheng, le fils du bouvier. Mais laissons les présentations ennuyeuses de côté et entrons dans le vif du sujet.

Un matin semblable à tous les autres, je menais le bœuf paître près de bambous et je m'installais afin d'en tailler quelques uns et en faire une nouvelle flûte. Échappant à ma vigilance, l'animal parcourut quelques centaines de mètres jusqu'au domaine d'un seigneur voisin qui n'hésita pas à le tuer. L'animal de mon père venait de perdre bêtement la vie et j'étais bien incapable de le remplacer avant le soir. Je vins tout de même chercher mon ancien compagnon de travail. Malheureusement, le seigneur n'en avait pas fini avec moi et, pour une raison aussi fumeuse qu'idiote, il me fouetta cruellement, abattant sans relâche une branche de bambou sur mon dos dénudé. Par quel miracle, je parvins à m'enfuir ? Je n'en garde aucun souvenir. Je sais cependant que je n'avais jamais couru aussi vite de ma vie, pourchassé sans relâche par les chiens de cet homme voisin. Hors d'haleine, j'atteignis une forêt voisine et me réfugiais dans les branche d'un grand arbre, me jouant ainsi des chiens enragés. Je crus étouffer de colère. Ma famille entière vivait de ce bœuf et de son travail ! Comment nous allions faire, à présent ? Des larmes coulèrent sur mes joues et j'étais bien incapable de les arrêter. Alors que je me lamentais sur mon sort, une voix me parvint du bas de l'arbre. Un garçon d'une quinzaine d'années, soit à peu près mon âge, me fixait. Un petit silence s'installa tandis que nous nous toisions puis il finit par parler. « La Yuesheng, pourquoi pleures-tu donc ? » Le fait qu'il connaisse mon prénom m'étonna plus que sa présence au fond d'une forêt inhospitalière. Après un bref instant d'hésitation, je me résolus tout de même à lui répondre. Après tout, je n'avais rien à craindre de lui et je sentais la présence réconfortante de mon arc et mes flèches sur mon épaule. « Mon bœuf vient d'être tué par un seigneur voisin. Comment pourrais-je rentrer à présent ? C'était le seul animal que nous possédions ! » Bizarrement, le garçon semblait comprendre ma peine. Il grimpa prestement à mes côtés, s'installant à califourchon sur la branche, et me tapota l'épaule avec amitié. « Ne t'inquiète pas. Une légende parle d'un bœuf magique vivant dans la montagne sacrée. Il est très fort et te rapporterait bien plus que ton ancien animal. Mais pour cela, tu dois jouer de la flûte magique. » Perplexe, je contemplai cet étrange garçon. Je savais jouer de la flûte, bien sur, puisqu'il s'agissait de l'un de mes passes-temps favoris, mais je n'avais jamais entendu parler de cette flûte magique. « Où puis-je trouver cette flûte ? » « Je l'ignore. Tu dois la trouver par toi-même ! » Sur ces mots, l'inconnu descendit de l'arbre en souplesse, adressa un dernier signe amical à mon égard et disparut simplement, se fondant dans l'ombre des arbres.

Je rentrais chez moi en réfléchissant à l'emplacement possible de cette flûte. J'avais toujours cru à la magie : après tout, certains phénomènes restaient inexpliqués. Pourquoi le soleil se levait-il le matin pour disparaître le soir ? Pourquoi ne s'écrasait-il pas sur le sol comme tout autre objet ? Et pourquoi étions-nous vivants ? Bref, je m'égare. Je me promis de partir chercher cet instrument aux grands pouvoirs le lendemain même. N'ayant plus d'animal à mener paître et n'ayant rien d'autre à faire, je ne pouvais qu'essayer de me rattraper ! Et puis... ma famille comptait sur moi. Ainsi, alors que le soleil pointait à peine le bout de ses rayons, j'enfilai une paire de bottes bien solide, jetai mon carquois sur mon épaule et m'en alla vers les montagnes, déterminé à trouver cette flûte puis ce bœuf. Deux jours passèrent, sans succès. Rien n'indiquait l'emplacement potentiel d'un tel objet et les rares personnes que j'avais croisé s'étaient juste moquées de moi. « Ce ne sont que des légendes, petit ! Ne crois-tu pas que la flûte aurait déjà été trouvée, sinon ? » Effectivement, je commençais à le croire aussi. Mais au troisième jour, alors que la nuit tombait sur les montagnes et que les étoiles envahissaient le ciel, il se passa quelque chose. J'entendais le sifflement sinistre du vent dans les arbres et les cris des animaux au loin quand un éclair éclata devant moi, m'aveuglant un instant. Une lumière magnifique envahit les lieux, projetant de délicates ombres autour de moi. Spectacles digne d'Immortels ! Une touffe de bambous luisait doucement dans l'obscurité. Et soudain, je laissai éclater ma joie : « Mais oui ! Ce sont les bambous des immortels ! Si je taille une flûte là-dedans... Elle sera sans doute magique ! » Pourtant, je n'osais m'aventurer dans pareil univers en plein nuit. Il se résolut à attendre le lever du jour.

A l'aube, mon sabre dans une main et le poids rassurant de mon arc sur l'épaule, j'osai enfin m'aventurer près de ces plantes magiques. Mais alors que je tendais la main pour en tailler une, un tigre bondit soudain, me coupant la route. Je ne pus retenir un cri et reculai, surpris et effrayé. Bien sur que le bosquet serait gardé ! Quel idiot je faisais... Les Immortels n'offraient rien à quelqu'un qui ne le méritait pas. Sans réfléchir, j'empoignai mon arc et décochai une flèche. Le tigre s'effondra dans un râle, mortellement touché. Mais à peine je sentais l'angoisse disparaître qu'une créature similaire vint rejoindre son camarade mort au combat. Une nouvelle flèche vola, lui transperçant l'œil. Hélas, le combat n'était pas terminé. Un troisième félin se coula hors du bosquet, montrant les crocs. Sans crier gare, il se jeta sur moi et je n'eus que le temps de planter mon sabre dans son abdomen. Son sang écarlate gicla, mouchetant mes joues. Je l'achevai difficilement, le coeur battant à tout rompre, la sueur me coulant le long du dos. Angoissé, je m'approchai lentement des bambous, prêt à me battre si un nouvel animal faisait son apparition. Et je touchai enfin le bois magique. En plein après-midi, la flûte fut achevée, luisant doucement sous le soleil. Il ne restait plus qu'à espérer qu'elle soit magique. Un peu perplexe quand à son utilisation, je jouai quelques notes. Des oiseaux de toutes tailles et de toutes espèces vinrent voler dans le ciel, décrivant des cercles dont j'étais manifestement le centre. Émerveillé, je reproduisis l'enchaînement de notes et ce furent des mammifères qui accoururent cette fois-ci, excités par la mélodie. Alors je jouai, encore et encore, progressant sur le flanc de la montagne. Derrière moi, les animaux formaient lentement une longue procession silencieuse, vaste droite mouvante et vibrante. Je marchai beaucoup mais pas de bœuf. Je me consolai en me disant que si je domestiquais ces animaux, je pourrais ouvrir un commerce ou leur apprendre des tours. Ainsi, je deviendrais riche différemment mais assez pour nourrir ma famille. Le son de la flûte se répercutait toujours contre le roc des montagnes, rebondissant sans fin dans un écho clair. Et le bœuf apparut.

Je le regardai en détail : quel animal ! Large et haut, puissant, robuste et d'un noir brillant, il était vraiment magnifique. Un anneau lui traversait le nez lui offrant un charme certain. Son regard lui donnait un air intelligent et je n'aurais pas été étonné s'il s'était mis à parler. J'ôtai aussitôt ma ceinture pour la glisser dans l'anneau et entraînai l'animal sur le sentier du retour. Ses parents m'accueillirent en pleurant, trop heureux de retrouver leur fils cadet vivant. Je leur présentai alors notre nouveau bœuf avec fierté. Et comme promis, celui-ci fit des miracles. Bientôt, la terre fut labourée et prête à être ensemencée. Nous n'aurions plus à craindre les lendemains ou la faim. Mais bien sur, la nouvelle se répandit rapidement, parvenant même jusqu'aux oreilles du seigneur voisin. Jaloux, il échafauda un plan : ma famille lui devait cinquante livres de riz - que nous n'avions pas - et il vint en réclamer le paiement. Comme nous ne pouvions payer, il nous prit notre bœuf magique. Alors je m'installai sur le toit de la maison et jouai de ma flûte magique. Mon animal revint à la maison, emportant étable et chaînes avec lui. Le lendemain, le seigneur voisin ne trouva rien à l'emplacement où s'était tenu l'étable et son habitant. Furieux, il me fit enfermer dans une cage avant de faire travailler le bœuf. Contraint et forcé, je fus bien obliger de le mener à travers champ. S'il ne labourait pas un certain cota de terre en une journée, je serais fouetté à mort.

Mais mon animal était magique, il ne faut pas l'oublier, et il était devenu loyal envers son premier maître, soit moi. Il laboura le champ de plus en plus vite, s'envolant presque. Je sautai sur son dos et il laboura encore, toujours plus vite, terriblement vite. Bientôt les champs s'écroulèrent et la terre finit par s'effondrer, laissant place à une mer toute blanche où l'eau montait sans s'arrêter. Le bœuf s'envola et m'emportant loin de là, nous ramenant directement à la maison. Quand au seigneur voisin, il mourut noyé et son corps disparut à jamais.

Hélas, ce n'était pas encore le « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants ». Pour commencer, je n'avais pas d'épouse et ensuite, mon bœuf disparut. Simplement. Par quel mystère ? Au départ, je n'en savais rien et j'étais bien désespéré. Mais un homme récemment installé au village vint bientôt me parler. « Mon épouse aussi s'est volatilisée. Il parait que c'est à cause de la méchante reine. » « La méchante reine ? » « Oui, elle gouverne une terre bien loin d'ici. A cause de l'un de ses sortilèges, des centaines d'habitants ont disparu. Ils sont dans un village situé dans un autre monde. » Ébahi, je contemplai ce vieillard. Était-il sénile ? Mais ses yeux reflétaient la grande sagesse qui l'habitait et je le crus. Oui, mon bœuf n'était plus ici. « Ton animal est extraordinaire. Il pourrait peut-être rentrer seul avec toute la magie qui l'habite ? Mais il atterrira sans doute loin d'ici, dans la royaume de cette reine. Pars le chercher et peut-être le reverras-tu ? » « Vous croyez ? » Oui, bien sur. Mais attention, ton nom est connu et tu seras traité comme un étranger avec beaucoup de ressources là-bas. »

Alors je n'attendis pas. Saluant nos parents, mon frère et moi nous mîmes en route. En chemin, je choisis une nouvelle identité qui passerait bien plus inaperçue là-bas. Car l'histoire de La Yuesheng et son bœuf avait rapidement circulé et je préférais rester le plus discret possible. Les pouvoirs de ce bœuf étaient particulièrement convoités et ceux de ma flûte également.